samedi 13 mai 2017

"Les pyramides ne furent que l'exagération monumentale, colossale et durable du tumulus" ( Ernest Feydeau - XIXe s.)


Texte extrait de Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens, tome 1, 1856-1858.
Son auteur, Ernest Feydeau, était archéologue, écrivain, courtier en bourse et directeur de journaux français. Il est le père de l’auteur dramatique Georges Feydeau (1862-1921), connu pour ses nombreux vaudevilles.
Illustration extraite de l'ouvrage d'Ernest Feydeau (aucune mention d'auteur)
Il n'y a peut-être pas, au monde, de monuments dont la destination ait été plus contestée que celles des pyramides de l'Égypte. Ces monuments extraordinaires, les aînés de tous ceux du globe, ont eu le beau privilège d'occuper, de tout temps, la curiosité humaine, et un grand nombre d'historiens, refusant de les accepter pour des monuments funèbres, se sont en vain exercés à découvrir le mystère qu'ils croyaient enfermé dans leur sein.
Les belles découvertes des savants de notre siècle, et en particulier celles de Belzoni, de Caviglia et de Perring, entreprises toutes trois aux frais de voyageurs anglais, nous permettent heureusement de passer sans nous arrêter sur ces nombreuses hypothèses. La pyramide fut le premier mode inventé par les Égyptiens pour préserver les dépouilles humaines des violateurs. Ce mode dérivait logiquement de la forme universelle adoptée par les premiers hommes pour inhumer les corps de leurs semblables, et des dogmes particuliers à l'Égypte sur la seconde vie.
On peut certainement affirmer que le tumulus, la butte de terre amoncelée sur un corps, mode de sépulture primitif que nous retrouverons chez tous les peuples barbares, servit de modèle aux pyramides. Les pyramides ne furent que l'exagération monumentale, colossale et durable du tumulus. La civilisation vigoureuse de l'aîné des peuples put seule enfanter une si prodigieuse exagération ; elle la porta si loin qu'elle laissa de beaucoup en arrière tous les monuments passés et présents du monde.
Cette civilisation débuta par un tel coup de maître qu'aucune autre depuis, n'essaya même de l'imiter.

Les pyramides étaient les tombeaux des rois Memphites. Celles de Dachour et de Sakkarah, les plus anciennes, appartiennent aux Pharaons de la IIle dynastie ; celles de Gizeh, les plus vastes, sont les tombeaux des trois premiers rois de la IVe dynastie.
Autour de ces dernières s'élèvent les pyramides plus petites qui ont servi aux princes et aux grands fonctionnaires de la famille de ces anciens rois.



"Ces monuments, en vertu de leur mode de construction, étaient terminés dès qu'on avait édifié la chambre sépulcrale et groupé cinq blocs de pierre autour d'elle"
Voici quel était l'admirable système de construction employé pour édifier ces monuments.
Dès qu'un roi montait sur le trône, on s'occupait immédiatement de la construction de son tombeau. On y travaillait tant qu'il vivait. La durée seule du règne des rois explique donc les dimensions de leurs tombes : le plus long règne, et non le plus brillant, obtenait le monument le plus gigantesque ; le règne le plus court se contentait du monument le plus humble. Par un miracle d'art qu'on n'a jamais tenté d'imiter depuis, ces monuments, en vertu de leur mode de construction, n'étaient jamais terminés, ou plutôt ils l'étaient toujours, dès qu'on avait édifié la chambre sépulcrale et groupé cinq blocs de pierre autour d'elle. On pouvait donc les prolonger indéfiniment ou suspendre les travaux à heure dite : le monument, plus ou moins vaste, était toujours complet.
On pratiquait d'abord dans le roc un long couloir aboutissant à une chambre qui devait servir à renfermer le sarcophage. En même temps, on élevait au-dessus un massif carré dans lequel on englobait souvent une certaine partie du sol pour épargner la besogne aux ouvriers. Le sommet de ce massif primitif, ou plutôt de ce noyau, se trouvait juste dans l'axe de la chambre sépulcrale. Ce noyau pyramidal, cet embryon se développait alors, et s'étendait chaque jour et peu à peu, durant tout le règne du Pharaon, croissant simultanément en hauteur, en largeur et en épaisseur, car on élargissait la base en même temps qu'on entassait des blocs sur les derniers gradins.

"Les degrés, à mesure qu'ils croissaient en nombre, servaient de points d'appui pour l'élévation et la pose des matériaux."
Au bout de quelques années, cette masse qui exigeait un plus grand nombre d'ouvriers, à mesure qu'elle augmentait de volume, formait déjà une pyramide à degrés qu'on pouvait revêtir immédiatement de son enduit, si la mort du roi arrêtait les travaux, ou augmenter progressivement en superposant de nouvelles assises, et en élargissant la base, de manière à conserver toujours au monument sa forme pyramidale. Les degrés, à mesure qu'ils croissaient en nombre, servaient de points d'appui pour l'élévation et la pose des matériaux. Il n'y avait donc pas de raison pour que le monument fût jamais arrêté dans sa croissance. On aurait pu bâtir des pyramides dix fois plus hautes que la plus haute qu'on connaisse.
Elle eût été tout aussi solide ; elle eût tout autant duré. N'est-ce pas là l'image de cette ingénieuse et colossale Babel dont le Seigneur ne put arrêter la marche envahissante qu'en frappant ses hardis constructeurs de la confusion des langues?


"Pour édifier ce tombeau, les Égyptiens qui ne pouvaient s'inspirer d'aucun modèle, n'employaient que le plan incliné, le levier et le rouleau"
Le roi mort, on arrêtait immédiatement les travaux d'agrandissement. Pendant la durée de l'embaumement et du deuil, on procédait à l'achèvement et au perfectionnement du sépulcre. On couvrait les gradins d'un revêtement dont les pierres étaient également disposées en degrés, et superposées de la base au sommet. Puis alors, commençant par le sommet, on abattait l'excédent de matière formé par la saillie de chaque degré, aplanissant ainsi la surface des quatre pans jusqu'à la base, de manière à obtenir des talus très lisses. Le tombeau achevé ne présentait plus que quatre surfaces planes, sans ouverture apparente. Et pour édifier ce tombeau, les Égyptiens qui ne pouvaient s'inspirer d'aucun modèle, n'employaient que le plan incliné, le levier et le rouleau. L'élément le plus simple devait accomplir la plus gigantesque entreprise qu'ait enfantée l'esprit humain !


Quelques-uns de ces monuments subirent des modifications dans leurs détails, mais le plan selon lequel on les construisit ne varia jamais, dans aucun temps. Ainsi, au lieu de couches horizontales, on voit à Sakkarah des plans inclinés, mais le mode de développement revient toujours au même.


dimensions colossales
La pyramide de Chéops, dans la plaine de Gizeh, près de Memphis, la plus grande et la plus célèbre, est pourvue d'une espèce de portail au-dessous duquel s'ouvre une ouverture carrée par laquelle on descend dans l'intérieur du monument. Cette ouverture forme la bouche d'un couloir en pente qui. s'enfonce dans l'épaisseur du sol jusqu'à une salle inachevée et taillée dans le roc, juste dans l'axe du sommet de l'édifice. Au quart de sa longueur ce couloir se bifurque. La seconde galerie, s'éloignant de la première, se dirige en montant, dans l'épaisseur de la pyramide jusqu'au point d'une seconde bifurcation. Là, un couloir horizontal conduit à une salle dite improprement “de la reine”, qui, de même que la première, inachevée et creusée dans le roc, ne devait être que la chambre sépulcrale, probablement abandonnée pour construire une autre salle plus digne du monument, qui prenait, avec la longueur du règne de Chéops, des dimensions colossales.


Au point de la dernière bifurcation dont nous venons de parler, le couloir primordial continue à monter, par une pente raide, dans l'intérieur de la pyramide, mais alors sa hauteur, de un mètre quatre-vingt-deux centimètres s'élève jusqu'à vingt mètres. Formée de neuf assises dont les sept supérieures sont disposées en encorbellement, cette galerie de granit aboutit à un palier terminé par un vestibule dont la hauteur est divisée par des rainures verticales, espèces de coulisses où devaient s'engager des dalles de granit, afin de masquer l'entrée de la chambre sépulcrale.


"Lorsqu'on pénétra dans son tombeau, le couvercle du sarcophage avait été brisé et dispersé, et la momie avait disparu"
Cette chambre est toute en granit, les pierres bien appareillées, mais sans aucune décoration. Sur ses parois N. et S. deux petits canaux ascendants ont été ménagés, vraisemblablement pour l'aération du monument. Le sarcophage de granit, sans sculpture, est placé à l'extrémité de la chambre, à droite en entrant.
Au-dessus de cette chambre sont cinq petites pièces destinées à soulager le plafond de la charge de l'édifice, en ménageant au-dessus de ce plafond des vides propres à diminuer l'excessive pression de la masse supérieure.


Tel est le tombeau du pharaon Chéops qui mourut environ quatre mille ans avant J.-C. Quand on l'eut déposé dans son sarcophage de granit rose, les ouvriers, en se retirant, firent glisser les dalles dans les rainures, puis comblèrent les couloirs avec des blocs de rocher mêlés de ciment. Les explorateurs modernes furent obligés d'arracher avec le pic ces blocs qui encombraient les galeries. Précaution ingénieuse mais qui n'avait malheureusement pas garanti le pharaon du pillage, car, lorsqu'on pénétra dans son tombeau, le couvercle du sarcophage avait été brisé et dispersé, et la momie avait disparu.


La pyramide de Chéops servit de modèle à toutes les autres pyramides de l'Égypte.
Sa hauteur est de près de cent quarante mètres, la longueur de sa base atteint près de deux cent trente-trois mètres. Ses matériaux ont été si ingénieusement appareillés par un système d'arêtes rentrant les unes dans les autres, qu'il est impossible de constater sur aucun point du monument le plus léger écart ni la moindre dégradation. Elle est enfin si exactement orientée, chacun de ses quatre angles faisant face à l'un des quatre points cardinaux, que, même aujourd'hui, on tracerait difficilement une méridienne d'une aussi grande étendue sans dévier. Aucune décoration, aucune inscription n'existe sur les murs de la chambre sépulcrale qui sont parfaitement lisses, non plus que sur le sarcophage. Les pierres des cinq petites chambres pratiquées au-dessus de la salle funèbre, cependant, sont marquées du cartouche de Chéops et des signes particuliers que les ouvriers traçaient habituellement sur les matériaux en les extrayant de la carrière.